Sur sa carte de visite, rien n'est indiqué. Seulement Etienne Russo. Au premier abord, cela peut surprendre. Mais, quand on connaît le rôle que ce Belge joue dans les défilés des plus grands créateurs et couturiers, on comprend mieux. Définir en un mot le métier qu'il exerce relève en effet de la gageure.
Serait-il scénographe de la mode? «C'est un mot qui convient mieux à un organisateur d'expositions», tranche Etienne Russo. Metteur en scène, producteur? «Des termes issus de l'univers du théâtre ou du cinéma, qu'on ne peut pas transposer tels quels à mes activités», renchérit-il. Directeur artistique, alors? «Je laisse ce titre à ceux qui créent les collections», sourit-il. Celui dont la réputation n'est plus à faire dans le milieu de la mode concède finalement que sa fonction relève un peu de tout cela à la fois, mais avec une différence, essentielle à ses yeux: «Mon équipe et moi, on représente l'univers d'un créateur. On se met au service d'une collection. C'est ma plus grande fierté. Je n'ai pas besoin de la reconnaissance du public.» Il faut dire que la consécration du milieu de la mode, dont on connaît l'exigence, vaut sans doute bien des standing ovations de fin de défilé. Et, si des griffes aussi prestigieuses que Dries Van Noten, Hermès, Sonia Rykiel, Chanel, Lanvin ou Miu Miu font appel à Etienne Russo et à Villa Eugénie, sa société d'organisation d'événements, c'est qu'elles ne se sont jamais senties trahies dans la transposition de leur imaginaire ou de leur identité.
Si le métier qu'exerce Etienne Russo n'a pas de nom, on imagine facilement qu'il n'existe pas non plus de cursus scolaire classique pour s'y former. Celui qui met en scène les fantasmes des créateurs a commencé par l'école de la nuit avant de frayer avec le milieu de la mode, un peu par hasard. Après avoir fait ses classes en section hôtelière à Namur, il devient barman au Mirano, la boîte où sort le Tout-Bruxelles branché. En parallèle, il se lance dans le mannequinat. On est alors au début des années 1980, une époque où la vie nocturne tout comme la mode belge sont en plein boom. Alors qu'il se lie d'amitié avec les Six d'Anvers, Etienne Russo devient petit à petit le directeur artistique de soirées qui font date. Inévitablement, l'idée lui vient de rapprocher les deux milieux dans lesquels il évolue: en 1989, il met sur pied un grand concours de stylistes au Mirano. Deux ans plus tard, il organise le premier défilé à Paris de Dries Van Noten. Aujourd'hui, il en est à sa soixantième collaboration avec le créateur... «Avec Dries, on a un vécu commun énorme, confirme-t-il. Il me parle formes, me montre des images qui l'ont inspiré pour sa collection, il décrit le style, les mélanges... En général, on trace juste des plans. Il arrive aussi qu'on reproduise une partie grandeur nature, quand on touche à des univers particuliers.» Etienne Russo recourt aussi aux maquettes, aux simulations numériques...Car la grande spécificité de ce «métier-sans-nom», c'est la flexibilité dont il faut faire preuve. Les créateurs ont non seulement leur manière de communiquer les émotions qu'ils veulent véhiculer au travers de leurs défilés, mais aussi des univers propres. Il faut savoir capter et transposer leur imaginaire sans le trahir, respecter les codes de la maison tout en y apportant une touche personnelle. «Chez Chanel, par exemple, on travaille main dans la main avec le décorateur maison, explique Etienne Russo. Martin Margiela, lui, est entouré par une équipe qui le représente bien, avec laquelle on communique beaucoup. D'autres encore vont nous laisser tout diriger du début à la fin. Je suis un peu caméléon, je m'adapte.» Mais, que ce soit comme producteur exécutif ou comme concepteur de projet, le metteur en rêves ne laisse rien au hasard, des lumières à la bande-son, en passant par la température de la salle. «Nous n'avons que douze minutes pour communiquer le message d'une collection au public, ponctue-t-il. C'est un moment intense et éphémère, dont il faut garder un maximum de souvenirs. Ce qu'il y a de magique et qui m'émeut à chaque fois, c'est la transformation d'un même lieu en quelque chose de très spécifique.»
Les Beaux-Arts, à Paris, ont ainsi accueilli quatre des derniers défilés scénographiés par Etienne Russo. Quatre créateurs, quatre messages à faire passer, et, chaque fois, la magie a opéré. Entre l'ambiance rétro chic d'Hermès, l'atmosphère survoltée de Lanvin, la poésie des fleurs de Dries Van Noten ou le mystère de Margiela, chaque univers est unique.
Rendre un lieu unique et directement identifiable au créateur qui y défile, c'est d'autant plus important que le métier a changé. Le calendrier des défilés est désormais si serré qu'on ne peut plus se permettre de faire bouger les gens dans tout Paris, comme Etienne Russo a pu le faire dans les années 1990. Il n'hésitait pas, alors, à investir les sites industriels de banlieue, les trottoirs de Barbès ou les grottes des Buttes-Chaumont. Le scénographe reconnaît qu'il faut aujourd'hui tenir compte d'une moins grande disponibilité dans les lieux. Une contrainte supplémentaire. Mais les défis ne font pas peur à Etienne Russo. Au contraire: «Le stress, la réactivité et l'inventivité sont mes moteurs. Le jour où ça ne m'excitera plus, je ferai autre chose», expose l'intéressé, qui s'avoue incapable de s'impliquer sans passion. Pour l'instant, on est loin d'un changement de carrière: à chaque événement, le maître se dit «amoureux du créateur avec lequel [il] travaille». «Quand j'organise le défilé Chanel, je vis une histoire d'amour avec Chanel. Quand on met en place celui de Dries, c'est avec Dries. Et c'est la même chose avec Alber Elbaz pour Lanvin. J'ai cette faculté de "switcher" de l'un à l'autre tout en m'investissant corps et âme dans une collection.» Vivre plusieurs passions amoureuses en même temps, cela s'apparente à de la polygamie. Mais, quand c'est fait avec tant d'élégance et de poésie, on ne peut pas tout à fait condamner. Seulement se laisser séduire par la magie de l'instant.